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Interview de Jean-Marie Le Méné dans la NEF: «L’abolition de l’homme»

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18 Fév 2014 Interview de Jean-Marie Le Méné dans la NEF: «L’abolition de l’homme»

Jean-Marie Le Méné livre son analyse sur les questions éthiques dans une interview au journal La Nef.

JMRTL

Jean-Marie Le Méné est président de la Fondation Jérôme Lejeune et aux avant-postes des combats pro vie. Il nous livre son analyse de la situation actuelle sur ces questions. Un langage fort et de vérité.

La Nef – Depuis l’élection présidentielle, il y a eu une accélération de la « déconstruction » des repères traditionnels par une inflation de lois « sociétales »: pourquoi un tel empressement?

Jean-Marie Le Méné – Ce serait un peu trop facile de tomber à bras raccourcis sur la gauche, en trouvant un bouc émissaire. Mais sur aucun des sujets que vous citez, la droite n’a de position solide, claire et unifiée, à la différence de la gauche pour laquelle il s’agit de valeurs symboliques de rassemblement. Toutes les transgressions dites sociétales ont été initiées puis votées sous la droite: contraception, divorce, avortement, PMA, tri des embryons, recherche détruisant l’embryon… Ces réformes ont bien sûr été votées avec la complicité de la gauche.

Sans oublier la loi Leonetti sur la fin de vie qui comportait bien des failles, anticipatrices de la légalisation de l’euthanasie à venir. Sans oublier le projet d’union civile pour les homosexuels qui était dans les cartons de Nicolas Sarkozy en 2007. Sans oublier l’enseignement du gender mis en place à Sciences Po par Richard Descoings, puis dans les programmes scolaires par Luc Chatel. Heureusement, le pire était parfois évité grâce à l’influence de telle ou telle personne proche de… Aujourd’hui, c’est terminé. La gauche a fait la moisson idéologique de ce qui a été semé en termes de relativisme, de libéralisme, d’utilitarisme, depuis plus de quarante ans par une droite désinvolte sur le plan philosophique. Cela ne l’intéressait pas et ne devait pas impacter le champ politique. On voit le résultat. Le champ politique est devenu un champ de ruines.

La mobilisation contre le « mariage pour tous » a été un événement historique sans précédent et cependant la loi est quand même passée: sur les questions éthiques et anthropologiques, nous ne cessons de dégringoler sans guère de victoire à notre actif, est-il donc impossible de renverser ce mouvement fou?

Le bilan est contrasté d’une mobilisation populaire très forte qui nous réjouit – contre le « mariage » homosexuel, la recherche sur l’embryon avec « Un de nous » ( One of us ), la résolution Estrela par exemple –, mais d’une mobilisation faible des autorités politiques et morales qui reste préoccupante parce qu’elle ne permet pas de passer à la vitesse supérieure.

Parmi les trop rares hommes politiques qui ont participé aux rassemblements contre le « mariage » homosexuel, un certain nombre n’envisagent pas d’autre issue que d’appliquer la loi puisqu’elle est désormais votée et avouent même qu’ils ne la changeront pas lors de la prochaine alternance politique. Dans le domaine du respect de la vie, c’est pire: l’encéphalogramme est plat. Éveiller des hommes politiques de l’opposition (à part une poignée et encore) aux urgences dictées par l’actualité dramatique de la cuture de mort, dans notre pays, est une mission qui semble impossible. On peut aussi regretter qu’en dehors de quelques prises de positions individuelles admirables, la communication de l’Église de France sur ces questions ne soit pas à la hauteur ni des enjeux, ni des menaces actuelles, ni des exigences du calendrier politique.

Le résultat est un sentiment paradoxal de grande détermination populaire et de divorce entre le peuple et ses élites. Le peuple se sent abandonné sur ces questions fondamentales depuis des dizaines d’années, victime d’une absence de vision stratégique de la part de ceux qui devraient s’opposer à ce qui porte atteinte à la nature humaine dans le domaine de la vie et de la famille, et orphelin de chefs courageux.

C’est bien de se féliciter d’avoir manifesté en masse, mais cela, c’est le peuple qui l’a réussi, et lui seul. Quel projet politique pour demain? Pour le moment, il est urgent de travailler à la « conversion » morale et politique de ceux qui sont en charge formellement du bien commun, ce qui déclenchera le mouvement.

La loi naturelle n’étant plus la norme commune, et la répression contre les lois iniques avançant à grands pas (cf. avec l’avortement), menaçant gravement les libertés de conscience et d’expression, le système démocratique actuel donnant tout pouvoir à la majorité électorale est-il encore adapté à nos sociétés… et y a-t-il une alternative?

Nous sommes les premiers dans l’histoire du monde à vivre l’abolition de l’homme. Je fais référence à un titre de C.S. Lewis en 1943. Il y a un rejet de l’homme, un rejet de l’attention portée à l’homme, un rejet de l’humanisme. On ne se demande plus comment promouvoir l’humain, mais pourquoi promouvoir l’humain? À quoi bon? De-puis les Lumières, l’homme est devenu sa propre limite, sa propre mesure, son propre fondement. Cet humanisme, teinté de valeurs chrétiennes, a fait il-lusion pendant deux cents ans, comme la lune fait illusion quand elle est encore éclairée par le soleil. C’est fini.

Nous sommes passés de valeurs qui tiraient leur légitimité d’un référentiel extérieur (Dieu, la nature…) à un référentiel strictement autonome. Nous nous auto-définissons, ce qui n’est pas une sécurité.

Car, une fois débarrassés du divin, nous le remplaçons par des contrefaçons arbitraires. Aujourd’hui, c’est la technoscience, une sorte de fatum . En effet, quand on nous réduit à nos cellules, à notre génome, à nos molécules, rien ne nous distingue des autres espèces vivantes. Dès lors pourquoi refuser l’égalité de traitement et de droits aux animaux qui sont, comme nous, des maillons de la grande chaîne du vivant? L’homme, de son côté, étant devenu un prédateur, pour Peter Singer à Princeton, il est plus grave de tuer un singe qu’un enfant handicapé.

L’homme n’ayant plus de sens, il lui reste à bien naître et jouir, d’où l’eugénisme et l’hédonisme. Et la nécessité d’extirper le désordre et le malheur dès avant la naissance comme en fin de vie. Le handicap et la maladie entraînent désordre et malheur, tandis que l’avortement et l’euthanasie deviennent des facteurs d’ordre et de bonheur. La violence est sacralisée avec la désignation de boucs émissaires, l’enfant non-désiré comme le vieillard indésirable. Élisabeth Badinter parle du droit sacré de l’avortement. Un acte dont on n’a plus le droit de parler sans révérence sous peine de deux ans de prison depuis la loi liberticide votée dans la nuit du 21 janvier 2014.

Enfin tout cela est régulé par le marché. Cette immense nécessité de jouissance immédiate est suscitée par une offre qui crée la demande: industrie procréatique, business des cellules souches embryonnaires, marché du dépistage, marchandisation du vivant, etc.

Pour répondre à votre question, je pense que nous sortons de la démocratie, puisqu’une minorité s’impose à une majorité, tandis que les atteintes à la vie et à la liberté d’expression sont institutionnalisées.

L’Espagne montre un exemple très encourageant sur l’avortement, mais la loi n’est pas encore votée: peut-on vraiment revenir sur ces lois mortifères sans préalablement convaincre une large majorité de nos concitoyens de leur malfaisance, et comment le faire sans accès aux grands médias ?

Dire qu’on ne peut pas revenir en arrière sur les sujets de société est un mensonge. Plusieurs pays l’ont fait et d’autres envisagent de le faire. Quant au gouvernement espagnol de Mariano Rajoy, il vient d’adopter, le 27 décembre, un projet de loi qui donnera un coup d’arrêt aux avortements de convenance et aux avortements eugéniques. Ce texte a été rendu possible grâce aux grandes manifestations pro vie de 2009 sous le gouvernement socialiste de Zapatero. En rappelant l’enjeu politique de l’avortement, sans complexe, elles ont permis d’en faire un point majeur du projet de campagne de M. Rajoy aujourd’hui au pouvoir.

L’Espagne a pris une longueur d’avance sur la France parce qu’elle est sortie de la logique abstraite d’un droit à l’avortement pour se baser sur la réalité bien concrète de l’enfant conçu qui existe avant sa naissance et doit être protégé. Mais le Parti populaire espagnol a davantage de cohérence anthropologique que l’UMP. Il suffisait de voir, dans la nuit du 21 janvier, à l’Assemblée nationale, l’alignement idéologique de la plus grande partie de la « droite » française sur le diktat socialiste relatif à l’avortement. Comment peut-elle imaginer que cette complicité avec une anti-culture de mort galopante lui rapporte des suffrages? Il y a donc encore un grand chemin de purgatoire politique avant d’espérer des retournements spectaculaires comme en Espagne.

Comment la Fondation Lejeune se positionne-t-elle par rapport aux graves sujets que nous venons d’évoquer?

La traversée bourgeoise de ce désert anthropologique, ça suffit! Tuer les enfants, et puis bientôt les malades et les vieillards en fin de vie, ça ne se fait pas, c’est de la barbarie. La parole se libère à l’extérieur de la France. Il faut faire comprendre ici que l’avortement ne se résume pas à une revendication féministe, une question de conscience individuelle ou de détresse personnelle. Ça impacte en profondeur la collectivité tout entière. Il y a des conséquences démographiques (le grand remplacement de population: 9 millions d’enfants non nés depuis quarante ans), médicales (l’eugénisme parfaitement entré dans les mœurs), juridiques (l’inversion du droit avec le référentiel du droit de tuer inscrit dans la loi).

C’est une guerre totale qui est menée non seulement contre la famille mais contre la nature humaine et sa liberté.

Comment être crédible pour défendre la famille si on évite de se battre contre ce qui la pulvérise dans son maillon le plus faible: l’enfant à naître? C’est un combat pour la liberté car l’espace naturel d’apprentissage de la liberté d’esprit, c’est la famille. En détruisant l’enfant, on détruit la famille, en détruisant la famille, on place l’individu tout seul face à l’État et au Marché. Le temps est court pour le dire…

Propos recueillis par Christophe Geffroy, Journal « La Nef« 

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