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Rémi Brague inaugure la Master-class Jérôme Lejeune

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Bioéthique
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09 Oct 2018 Rémi Brague inaugure la Master-class Jérôme Lejeune

Le 9 octobre 2018, à la Fondation Jérôme Lejeune

Leçon inaugurale prononcée par Rémi Brague
pour la deuxième promotion de la Master-class Jérôme Lejeune

Rémi Brague est un philosophe français membre de l’Institut de France.

La Master-class Jérôme Lejeune « Science et éthique, des fondements à la pratique » est une formation d’expertise destinée aux étudiants et professionnels de la santé qui souhaitent acquérir les fondamentaux anthropologiques et scientifiques d’une médecine hippocratique responsable.

Je ne suis nullement spécialiste des questions qui sont les vôtres et que ces cours vous permettront d’approfondir. Mais au fond, cela tombe bien, car j’ai à vous dire des choses qui, j’espère, ne feront pas double emploi avec l’enseignement qui va vous être dispensé.

Je voudrais ici mettre en avant quelques idées. J’en ai trouvé sept.

1) Il n’existe pas une « bio-éthique ». Il est commode de forger ce terme pour désigner un domaine particulier de la morale. Je viens de dire que le mot de « bio-éthique » était commode. C’est ce qui l’a fait créer en 1926 par un théologien allemand du nom de Fritz Jahr (1895-1953). Il entendait par là une extension du respect de la vie aux animaux et végétaux. La commodité du terme est indéniable ; mais il faut voir aussi à quoi il sert concrètement. C’est souvent à isoler un domaine, à installer autour de lui un cordon sanitaire pour le mettre à l’abri des exigences de la morale commune. Si bien que, pour citer une formule bien frappée d’Olivier Rey, « la ‘bioéthique’ consiste à approuver ce que l’éthique réprouve[1] ».

Or, il n’existe pas de morales spécifiques. Par exemple, on parle souvent de « morale sexuelle ». En tout cas, quand on ose encore parler de morale, on a même tendance à la réduire à cela. Au point que « immoral » signifie pour la plupart de nos contemporains quelque chose comme « débauché », alors qu’on ne songerait pas à appeler « immoral » l’auteur d’un crime. Il n’existe pas plus de morale sexuelle que de morale automobile, même si un conducteur n’est pas censé faire n’importe quoi : il doit observer des comportements qui lui permettent de ne pas mettre en danger sa vie, celle de ses passagers, celle des piétons et des autres conducteurs.

Ce qui existe réellement, ce sont des applications de la morale commune à des domaines particuliers. Les règles les plus générales de celle-ci (les maximes), comme la « règle d’or », ou celles qui en sont la monnaie, comme les Dix Commandements, s’appliquent aux domaines les plus divers. Ne pas tromper son conjoint, ne pas tricher aux cartes, ne pas gruger ses clients, sont des règles parallèles. Les domaines sont différents – conjugal, ludique, économique – mais le principe est le même. Il y a certes une différence de gravité entre l’adultère et la triche aux cartes mais le principe est le même : transgresser des règles dont on suppose que les autres les respectent.

2) On considère communément comme une évidence le fait que l’on demande le témoignage de médecins, et même qu’on leur accorde une autorité, là où il s’agit de se prononcer sur la légitimité d’une pratique. Certes, ils ou elles disposent des instruments adéquats et des connaissances qui leur permettent de s’en servir de façon convenable. Mais cela suffit-il ? Voilà qui est loin d’aller de soi. Il faut ici faire une distinction : d’une part, il y a le médecin en tant que médecin, comme détenteur d’un savoir et d’une expérience qui lui permettent d’accomplir certains actes dont d’autres sont incapables ; d’autre part, il y a le médecin comme être humain qui a étudié la médecine et qui, en outre, comme tout être humain, a d’autres dimensions – une vie privée, éventuellement une vie de famille, une vie économique comme consommateur, une vie politique comme citoyen. Il ou elle a en tous cas une conscience, nourrie ou non par une vie philosophique, spirituelle et/ou religieuse.

Celui-ci, que j’appellerai avec un sourire l’homme-médecine, est bien sûr appelé à se prononcer sur la légitimité morale de ses propres pratiques. Il les connaît de l’intérieur puisqu’il y est passé maître. Mais sa compétence pour juger de leur valeur morale est exactement la même que celle de tout être humain et son jugement a le même poids – ni plus, ni moins.

Le premier, que j’appellerai le technicien, n’a, en tant qu’il est simple détenteur d’un savoir et d’un savoir-faire, aucun jugement à porter sur la valeur des actes qu’il pratique. Certes, il a de ces actes une connaissance de première main que les autres ne possèdent pas. Mais risquons une comparaison, la question de la peine de mort. Le seul technicien compétent en la matière est le bourreau – le patient ayant en général un avis biaisé avant l’opération et du mal à le donner après celle-ci. Or, qui songerait à inviter un bourreau sur un plateau de télévision où l’on discuterait de la peine de mort ?

Plus sérieusement, mais dans le même ordre d’idées, on peut noter, et j’ai déjà eu l’occasion de le faire, un intéressant glissement dans l’usage de l’adjectif « médical ». Naguère, il désignait encore une activité thérapeutique, orientée vers une fin déterminée, à savoir traiter une pathologie. Aujourd’hui, on entend souvent par là n’importe quel acte, y compris donner la mort, pourvu que cet acte soit accompli par des gens diplômés, en blouse blanche et dans un milieu antiseptique – et bien entendu s’il donne lieu au versement d’honoraires.

3) Nos arguments sont purement rationnels et donc de portée universelle. Nous ne roulons pas pour nous-mêmes mais pour l’humain en général. Nous nous fondons sur une anthropologie de valeur universelle.

Il est bien connu, c’est enfoncer des portes ouvertes que de le rappeler, qu’il existe plusieurs formes de solution aux problèmes posés par le caractère sexué de la reproduction humaine. Il existe donc plusieurs formes de familles : polygamie, polyandrie, etc. Il existe plusieurs formes de parentalité, par exemple, des sociétés dans lesquelles les enfants sont élevés par les frères de la mère et non par le géniteur. Les ethnologues nous bassinent avec la diversité humaine et nous rappellent jusqu’à l’écœurement que le mariage monogame n’est qu’une forme parmi d’autres. Il y a en tout cas un point commun à toute la reproduction humaine, il est biologique : pour faire naître un enfant, il faut un père qui l’engendre et une mère qui le porte et l’enfante. Or, il est intéressant de remarquer que le mariage monogame, tel qu’il s’est développé dans la lignée de civilisation qui a abouti à nos sociétés démocratiques et industrielles, est celui qui serre au plus près le naturel.

4) J’ai dit plus haut qu’il n’y avait pas de morale biologique. Je généralise : Il n’existe même pas de morale avec une épithète : laïque, juive, bouddhique, islamique, « moderne », etc. Ce que l’on appelle ainsi, ce sont des coutumes, éventuellement rattachées à une autorité divine. Et voici le plus dur à avaler : il n’existe pas de morale chrétienne. Les chrétiens s’efforcent de respecter la morale commune.

Car morale commune il y a. Les sages de tous les temps et de toutes les civilisations s’accordent sur des principes de base. Ils constituent ce que C. S. Lewis, dans un livre dont je vous recommande la lecture, appelait le Tao. Cet universitaire anglais, converti au christianisme, avait choisi à dessein ce mot chinois pour ne pas donner l’impression de prêcher pour sa propre religion[2]. Ledit Tao constitue un ensemble de préceptes qui s’articulent les uns sur les autres et forment un équilibre toujours délicat à négocier.

Qu’est-ce qui varie, alors ?

D’une part, l’accent mis sur certaines vertus plutôt que sur d’autres. C’est à cela que se limitent les « mille et un buts » dont parlait Nietzsche. Les Grecs, les Perses, les Hébreux faisaient porter l’accent sur différents modèles d’excellence humaine[3]. Certains exaltaient la bravoure militaire mais personne parmi les autres ne prêchait la lâcheté ; certains mettaient au premier rang la véracité mais personne parmi les autres ne recommandait le mensonge ; certains insistaient sur le respect dû aux parents mais personne parmi les autres ne demandait qu’on leur crache dessus ; etc.

D’autre part, ce qui varie, c’est le domaine d’application. La plupart du temps, les règles morales valent à l’intérieur d’un groupe. Le « prochain » (רע) que la loi de Moïse oblige à « aimer comme soi-même » (Lévitique, 19, 18) signifiait à l’origine, le contexte le montre, le membre du même groupe ethnique. En revanche, ceux qui sont étrangers au groupe sont de bonne prise.

Quelques exemples : on peut voler les poules d’un gadjo mais on doit respecter la propriété de l’autre tzigane ; on peut tuer un ennemi ou un mécréant mais on doit protéger ses concitoyens ou ses frères dans la foi ; on peut asservir un nègre mais on doit veiller aux droits du gentleman blanc ; on peut racketter un cave mais on doit être régulier envers les autres membres du milieu, s’ils sont de la bande ; etc.

5) Les chrétiens voient de l’humain là où les autres n’en voient pas, n’en voient pas encore ou n’en voient déjà plus. Les chrétiens voient de l’humain de plein droit là où les autres n’en voient pas ou ne voient que de l’humain au rabais. Dans l’Antiquité, ils se faisaient déjà remarquer parce que, pour eux, une femme, un embryon, un nouveau-né, un esclave, un païen étaient aussi pleinement humains qu’un mâle, qu’un adulte, qu’un homme libre, qu’un juif.

Il importe de prendre conscience de nos vrais ancêtres intellectuels. Nous l’ignorons trop souvent, et même pire, nous acceptons trop facilement de nous laisser enfermer dans la généalogie réactionnaire dont nos adversaires nous affublent. Historiquement parlant, nous sommes les successeurs des anti-esclavagistes qui réclamaient l’abolition de la traite, puis celle de l’esclavage ; nous sommes les successeurs des socialistes du XIXe siècle (mais aussi des légitimistes, d’ailleurs) qui réclamaient l’interdiction du travail des enfants ; nous sommes les successeurs des suffragettes qui réclamaient le droit de vote pour les femmes. Tous ces braves gens étaient d’ailleurs eux-mêmes les héritiers des chrétiens, qu’ils l’aient été consciemment ou non, volontairement ou non.

6) Peut-on dire que le christianisme « interdit » telle pratique, comme, dans l’Antiquité, l’exposition des nouveau-nés indésirables ou comme, aujourd’hui comme autrefois, l’avortement ? Ce n’est pas faux, mais c’est laisser de côté l’essentiel. La prétendue « interdiction », une forme de « répression », est en fait le revers négatif de quelque chose de tout à fait positif. Elle est la conséquence d’un regard que l’on a décidé de porter sur la réalité.

Ce regard qui voit de l’humain là où les autres n’en voient pas, de quelle nature est-il ? Il ne relève pas de l’optique des yeux de chair. On peut observer pendant des heures, ou même en s’aidant d’un microscope, un embryon, un nourrisson, un comateux, etc. sans y voir une personne. On songe au mot attribué à Cabanis ou à Broussais : « L’âme ? Cela fait trente ans que je dissèque, et je n’ai jamais rencontré cet animal-là ! » Mais chercher l’âme dans un corps in-animé, c’est-à-dire, par définition, privé d’âme, les médecins auraient pu y passer non pas trente ans, mais trente siècles…

Mais même un adulte en pleine possession de ses facultés ne se révèle pas d’emblée comme une personne. On peut très bien décider de n’y voir rien de plus que du « matériau humain », en différents styles : un consommateur à satisfaire, un client à fidéliser, un organisme à réparer, un électeur potentiel à faire bien voter, un objet érotique à baiser, de la chair à canon à envoyer au casse-pipes, une force de travail à exploiter, etc. Et à supposer que le cauchemar dit « transhumaniste » se réalise jamais, l’homme « augmenté » aura du mal à voir encore de l’humain dans ceux qui, n’ayant pas eu l’argent pour se payer l’implantation des puces sauveuses, seront restés au bord du chemin.

Le regard qui est ici nécessaire est d’un autre ordre. Il est plutôt, si je puis me permettre de jouer sur les mots, moins un regard qu’un égard.

7) J’ai dit auparavant, c’était mon troisième point, que nos arguments étaient purement rationnels. Or, nous rencontrons ici un paradoxe: il n’y a plus guère aujourd’hui que ceux qui croient en Dieu, et tout particulièrement les chrétiens, pour défendre la raison. Les autres n’y voient rien de plus que le résultat d’un processus de sélection naturelle, lui-même rendu nécessaire par le jeu de forces aveugles. Nous sommes rationalistes, et peut-être même les seuls rationalistes conséquents.

Or, notre époque restreint la rationalité au domaine des sciences expérimentales et de tout ce qui se mesure. Selon la formule du physicien allemand Max Planck : « est réel ce qui peut se mesurer ». Le reste de l’expérience humaine (esthétique, morale, politique, etc.) étant abandonné à l’affectivité. Celle-ci, l’affectivité, est en train de rompre toutes les digues par lesquelles la raison la canalisait.

Les chrétiens ont foi en la raison – une foi qui va jusqu’à l’adoration, puisqu’ils en font même un nom de Dieu : le Verbe. Ils confessent qu’au commencement était non la cacophonie d’un Big Bang mais le logos, le sens, la raison.

C’est dans la confiance en la raison créatrice que la formation que vous entamez s’enracine. Je vous souhaite d’en profiter au maximum.

Rémi Brague a écrit de nombreux ouvrages, dont :

  • Europe, la voie romaine, NRF, 1999
  • Le Propre de l’homme : Sur une légitimité menacée, Flammarion, 2013
  • Modérément moderne, Flammarion, 2014
  • Le Règne de l’homme : Genèse et échec du projet moderne, Gallimard, 2015
  • Où va l’histoire ? Entretiens avec Giulio Brotti, Salvator, 2016
  • Sur la religion, Flammarion, 2018

 

[1] O. Rey, Leurre et malheurs du transhumanisme, Desclée De Brouwer, 2018, page 46

[2]  C. S. Lewis, The Abolition of Man, Oxford, 1943, chapitre 2 : The Tao ; traduit par I. Fernandez : L’Abolition de l’homme, Ad Solem, 2015, pages 59-77 et Appendice pages 101-113

[3] Nietzsche, Also sprach Zarathustra, I : Von tausend und Einem Ziele, in : Kritische Studienausgabe, Munich, dtv, 1980, tome 4, page 75. Allusions à Homère, Iliade, VI, 208 ; Hérodote, I, 136, 2 ; Exode 20, 12

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