Bruno Deniel-Laurent, écrivain et réalisateur, publie le 21 mars 2014 un essai polémique sur la trisomie 21, Éloge des phénomènes (éditions Max Milo). Entretien.
Bruno Deniel-Laurent, écrivain et réalisateur, publie le 21 mars 2014 un essai polémique sur la trisomie 21, Éloge des phénomènes (éditions Max Milo). Entretien.
Question : Vous publiez un livre pour la journée mondiale de la trisomie 21, Éloge des phénomènes (éditions Max Milo), un signal d’alarme en France. Pourquoi trouvez-vous qu’il y a urgence ?
Bruno Deniel-Laurent : En guise de préambule, je dois vous avouer que si la question de la trisomie me semble essentielle, ce n’est pas pour des raisons personnelles ou familiales. J’ai simplement la conviction que le sort réservé aujourd’hui aux fœtus porteurs d’un chromosome surnuméraire, massivement victimes d’interruptions médicales de grossesse (IMG), annonce la généralisation des ravages eugénistes de demain. L’hypocrite aversion dont ils sont aujourd’hui les victimes n’est que le prototype des gigantesques procès en légitimité qui seront demain dressés contre tous les humains génétiquement « imparfaits ».
Vous savez que 96 % des fœtus diagnostiqués comme porteurs de trisomie sont éliminés dans le ventre de leur mère. C’est un chiffre qui devrait tous nous ébranler. Ce processus mortifère n’ayant pas tendance à diminuer, il est un scandale de chaque jour, et il est donc « urgent » de le dénoncer. Mais il y a « urgence » pour une autre raison : l’ADN tisse maintenant sa toile dans le champ du dépistage prénatal, justifiant son emploi par le fait que les tests génétiques dits « non-invasifs » sont moins brutaux que l’amniocentèse, responsable chaque année de nombreuses fausses-couches. Il me semble qu’il convient de ne pas s’ébahir naïvement devant ce « progrès » puisque par lui la hiérarchisation des fœtus va devenir chaque jour plus subtile et, qui sait, ce seront peut-être dans un futur plus ou moins proche les malentendants, les hémophiles, les sclérosés, les becs-de-lièvre ou les diabétiques que l’on décidera d’éliminer. Sans l’affirmation radicale de certains principes éthiques, nos descendants seront obligés de vivre à Gattaca ou dans un cauchemardesque « meilleur des mondes ».
Question : Ces chiffres sont effrayants, vous dénoncez cependant des dérives plus grandes encore. Celui du regard de la société sur les futures familles : vous dénoncez un eugénisme d’État. Les mots sont durs. Pouvez-nous l’expliquer ?
J’ai conscience que l’utilisation de ce mot, « eugénisme », peut paraître excessive pour certaines personnes. Mais dans un pays – le nôtre – où j’ai l’impression que nous vivons sous la contrainte permanente d’une novlangue qui nous empêche de nommer les choses, il faut bien redonner aux mots leur véritable sens : quel autre nom sinon celui d’eugénisme peut-on donner à une politique qui provoque la suppression de 96 % des fœtus trisomiques dépistés ? Quels que soient les termes utilisés pour nommer ce processus – « infanticides » pour certains, « interruptions médicales de grossesse » pour d’autres –, on ne peut nier qu’une population humaine distincte, caractérisée par une particularité chromosomique, est expressément l’objet en France d’une politique de sélection et d’élimination pré-natales. Je ne peux m’y résoudre.
Il y a évidemment des causes multiformes à cet état de fait : le regard dépréciateur porté par la société sur les « idiots congénitaux », les pressions exercées sur les familles par certains membres du corps médical, les difficultés concrètes (accès à l’éducation, aux soins, au travail, etc.) auxquelles sont confrontés les parents d’enfants trisomiques, etc. Mais au-delà de ces différentes causes, il n’empêche que l’État, dans ses choix fondamentaux, a une responsabilité gigantesque dans l’accomplissement quotidien des pratiques eugénistes.
Cette façon de penser trouve ses racines notamment dans l’idéologie occidentale du Progrès. Je rappelle que Clémence Royer, militante progressiste et féministe du XIXe siècle, regrettait que l’on protégeât « les faibles, les infirmes, les incurables, tous les disgraciés de la nature » ; je rappelle que Charles Richet, prix Nobel de médecine 1913, affirmait ceci : « C’est une barbarie que de forcer à vivre un sourd-muet, un idiot ou un rachitique… Il y a de la mauvaise matière vivante qui n’est digne d’aucun respect ni d’aucune compassion. Les supprimer résolument serait leur rendre service car ils ne pourront jamais que traîner une misérable existence. » L’on dit parfois que plus personne en France ne soutient « l’idéologie du Progrès » : je crois au contraire qu’elle se porte à merveille et que ses prochaines extensions « transhumanistes » risquent fort de présenter sous des visages souriants et émancipateurs des figures inédites et terrifiantes de domination.
Question : Dans votre livre vous dénoncez les diagnostics et la logique eugénique qui aurait eu une conséquence dommageable dans notre histoire culturelle et scientifique ?
Je n’ai aucune qualification particulière, n’étant pas médecin, pour dénoncer ou défendre telle ou telle technique de dépistage prénatal. Mais j’affirme que dans ce domaine comme dans d’autres, il est nécessaire d’en appeler au SENS DES LIMITES. Cette question des limites, qui est au cœur de l’interrogation éthique mais aussi de l’idée écologiste, doit sans cesse être posée. M’inscrivant à titre personnel dans l’héritage des penseurs de l’écologie radicale et de la critique de la « démesure technicienne » – je pense notamment ici à Jacques Ellul, Günter Anders, Ivan Illich, etc. – je suis obligé de constater que si les trisomiques sont aussi nombreux à être empêchés de vivre, c’est qu’aucune limite éthique opérative n’a été opposée face aux techniques permettant à la fois de les débusquer et de les éliminer. J’affirme que la pensée écologiste radicale – qui n’a rien à voir avec les politiciens qui s’en réclament – intègre pleinement les questions éthiques liées au statut de la vie, et en premier lieu à la nécessaire dignité qui devrait être accordé aux fœtus « incorrects ».
Question : Ce livre veut ouvrir un débat sur la place des handicapés : en quoi ce débat est au cœur de notre vision de la société ?
Je ne suis pas le mieux placé pour évoquer cette question de la place des handicapés. Mais je suis très admiratif de la démarche entreprise par Emmanuel Laloux – le père d’Éléonore – qui a porté le projet de la résidence intergénérationnelle de l’ancienne clinique Bon Secours d’Arras au sein de laquelle des jeune trisomiques autonomes, des retraités et des familles dans la force de l’âge se côtoient de façon symbiotique et s’offrent des services réciproques. Il est évident que c’est là une démarche admirable : plutôt que d’accepter que des fœtus porteurs d’une singularité génétique soient éliminés chaque jour dans des ventres féconds, il convient de multiplier les passerelles d’intégration permettant de les faire participer à la polyphonie du monde. Mais force est de constater que notre froide époque, qui semble se complaire dans l’exigence illimitée et hystérisée de nouveaux « droits » (y compris le « droit à l’enfant »), en accorde bien peu aux petits trisomiques. Il est triste de vivre dans un monde où sont conjointement glorifiés les imbéciles et traqués les « idiots »…
Eloge des Phénomènes, Bruno Deniel-Laurent, Max Milo, 64 pages, 9,90 €.
En savoir plus sur le livre et son auteur : http://elogedesphenomenes.blogspot.fr/
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