Dès 1975, le professeur Jérôme Lejeune avait suggéré que le gène CBS était impliqué dans la déficience intellectuelle liée à la trisomie 21. Cette hypothèse, progressivement confirmée à partir de 2001, a conduit au lancement d’un ambitieux projet de recherche pour corriger la surexpression de ce gène. Un levier possible pour améliorer la cognition des personnes porteuses de trisomie 21.
L'intuition géniale du chercheur

En 1975, le professeur Lejeune a 49 ans. Sa carrière scientifique a connu une progression fulgurante
depuis la publication, 16 ans plus tôt, de la découverte de la trisomie 21 : prix Kennedy (1962), première chaire de génétique fondamentale à la Faculté de Médecine de Paris (1964), prix William Allen Memorial (1969), Académie pontificale des sciences (1974). Fidèlement, il reçoit chaque matin ses patients à l’hôpital Necker et continue à chercher inlassablement de nouveaux moyens de les aider.
Depuis quelques années, il a remarqué que certains de ses patients présentent une déficience intellectuelle mais une apparence physique opposée à celle de la trisomie 21 : ils sont grands, minces, avec de nombreux plis dans les mains. Frappé par cette comparaison, il imagine qu’un même gène est touché de façon opposée et parle de type et de contretype – des notions qui deviendront fondamentales en génétique.
Il note ensuite que cette pathologie – l’homocystinurie (HCU) – est due à un déficit de l’enzyme cystathionine bêta-synthase (CBS) : leur gène CBS, qui produit cette enzyme, ne fonctionne pas normalement.
Cela suppose-t-il que les patients avec trisomie 21 ont un gène CBS qui fonctionne trop fort ? C’est en 1975 qu’il pose cette question et émet l’hypothèse que le gène CBS est situé sur le chromosome 21. Le développement des techniques de biologie moléculaire permettra d’en faire la démonstration, 9 ans plus tard.
Chez les personnes avec trisomie 21, l’enzyme CBS est ainsi produite non pas à partir de 2, mais de 3 chromosomes 21, donc en quantité excessive. Le Pr Lejeune imagine déjà limiter son activité par un médicament qui pourrait apporter un bénéfice à ses patients
Des confirmations scientifiques au partenariat de recherche
En 2003, il montre que les personnes avec trisomie 21 produisent une plus grande quantité d’H2S que les autres, sans prouver le lien avec la déficience intellectuelle. Au Japon, le Pr Hideo Kimura montre en 2006 que les biopsies de cerveaux de personnes avec trisomie 21 ont un taux plus important d’enzymes CBS.
Du côté de la Fondation Lejeune, CBS demeure au cœur de la stratégie de recherche. Mais comment avancer vers un traitement ? La première étape serait de démontrer le lien entre triplication du gène CBS, surdosage d’H2S, et déficience intellectuelle. Pour y parvenir, les nouvelles techniques de laboratoire, qui évoluent vite, ouvrent petit à petit de nouvelles perspectives.
"Pour la Fondation, se lancer dans ce partenariat était très audacieux."
Catherine Lemonnier, ancienne directrice de la recherche de la Fondation
C’est en avril 2018 que le pas décisif est franchi. Le Dr Catherine Lemonnier, alors directrice de la recherche de la Fondation, prend contact avec le Pr Csaba Szabo, qui travaille au Texas sur l’implication de CBS dans le cancer du côlon. La réponse suivra en quelques heures : « Je sais que le gaz H2S est aussi impliqué dans la trisomie, mais je ne travaille que peu ou pas sur cette pathologie. Je déménage à Fribourg : venez me rencontrer ! » La rencontre qui s’ensuit, dans son laboratoire flambant neuf, est concluante.
Le Pr Szabo s’avère être le meilleur spécialiste international du gène CBS et du gaz H2S. Il ne lui manque qu’un budget dédié pour orienter sa recherche vers la trisomie 21. « Pour la Fondation, se lancer dans ce partenariat était très audacieux » se souvient Catherine Lemonnier. « Le gaz H2S libéré par l’action de l’enzyme CBS était un sujet de niche pour certains chercheurs experts, au stade de recherche très fondamentale, mais la Fondation Lejeune y croyait. C’était un risque à prendre et nous manquions d’expertise. » Pour y remédier, elle demande un appui à certains experts dont le Pr Kimura. Depuis, deux spécialistes de CBS apporteront chaque année leur expertise à la Fondation.

Car l’audacieux projet est lancé, et les résultats ne tardent pas. En 2019, grâce aux ressources biologiques de l’Institut Lejeune, le Pr Szabo vérifie « l’hypothèse Kamoun » : il y a davantage d’enzyme CBS et de gaz H2S dans les cellules de peau de personnes avec trisomie 21. Il montre aussi un effet « dose dépendant » : la présence du gène CBS en 3 exemplaires au lieu de 2 ne multiplie pas les enzymes CBS par 1,5 mais… par 4 !
En 2022, il établit que la trop forte concentration de gaz H2S « étouffe » les cellules trisomiques qui se comportent comme si elles manquaient d’oxygène et prolifèrent moins bien. La bonne nouvelle est que le traitement de ces cellules par un inhibiteur de CBS améliore le métabolisme énergétique et la prolifération des cellules. La même année, il prouve que les rats avec une triplication du gène CBS présentent des troubles de la mémoire de reconnaissance et une modification des tracés des ondes cérébrales. Ces anomalies sont aussi corrigées grâce à un inhibiteur de CBS.
La dernière avancée du projet date d’août 2024, et elle n’est pas des moindres. Sur des modèles de souris avec triplication du gène CBS, elle montre : une surconcentration de l’enzyme CBS particulièrement dans les astrocytes (cellules support des neurones) ; des troubles spécifiques de la mémoire de reconnaissance et une altération de la mémoire spatiale ; une altération de la fonction synaptique (qui permet d’établir les connexions neuronales) et du fonctionnement mitochondrial (production de l’énergie des cellules); l’impact très positif d’un inhibiteur de CBS sur les fonctions neurocomportementales et sur de multiples anomalies cellulaires.
« L’implication du gène CBS dans les troubles de l’intelligence liés à la trisomie 21 est désormais solidement établie » explique le Dr Elise Vivar, directrice de la recherche à la Fondation depuis 2024. « La piste d’un traitement médicamenteux se dessine peu à peu, pour le moment à l’étape préclinique. Tout l’enjeu est désormais d’arriver à maintenir les financements nécessaires à ce projet. » Comme tout projet de développement pharmaceutique, ce coût augmente au fur et à mesure de l’avancée vers les études cliniques. Un changement d’échelle qui pourrait advenir d’ici les deux prochaines années.
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